Petit tour au parc

Palamède des Chères venait d'arriver. Il avait pris connaissance de son appartement, s'était déchargé des quelques valises qui alourdissaient ses épaules, et avait décidé de faire un petit tour, pour faire connaissance avec la ville. Il hésita à prendre un plan, qu'il s'était procuré, et lui préféra finalement un bon roman, l'un de ses préférés, et qui était déjà arrivé en Australie: A Rebours, de Joris-Karl Huysmans. Il en possédait au reste une fort jolie édition, reliée en cuir de mammifère marin, et tirée sur un papier vergé qu'il affectionnait tout particulièrement ( ). Il portait ce jour d'été un léger costume crème et un panama, avec une canne en amourette chargée d'un pommeau à angle droit en ivoire. Il flâna d'abord à travers les rues piétonne, jusqu'à ce que le claquement de ses richelieus sur le pavé le conduisît à proximité d'un joli parc en apparence bien arrangé par la main savante et délicate de l'homme.

*La nature a fait son temps* songea-t-il avec des Esseintes.

C'est donc avec plaisir qu'il en passa les portes pour s'enfoncer dans les chemins ombragées de poussière blanche (belle amphibologie, non? ), pour arriver auprès d'un petit lac artificiel autour duquel on avait disposé des petits bancs en bois et en fer forgé dont les volutes avaient, somme toute, un petit côté pompadour ( ). Il s'assit donc, posa sa canne contre l'accoudoir le plus proche, ouvrit son livre à la page qu'il avait marquée d'un petit ruban, et commença à lire.

Shane fourra les clés de sa chambre dans son sac à main placé en bandouillère. Elle trainait également un sac à dos contenant ses vêtements de "travail". Le pantalon et le t-shirt de police qu'on lui avait fourni lui garantissait de souffrir de la chaleur du pays. C'était très différent de l'angleterre ou elle avait rarement l'occasion d'être en t-shirt mais bien en survêtement lorsqu'elle patrouillait.

* Quand on veut jouer les aventurières, on a pas le choix *

Pensa-t-elle avec un sourire tout en avancant droit devant elle. On lui avait donné des indications tellement compliquée pour atteindre le comissariat qu'elle était partie deux heures à l'avance. De toute façon, elle n'avait pas envie de rester seule dans sa chambre ni même de commencer à déballer les cartons. Si elle tombait sur des photos elle risquait d'être atteinte par le mal du pays alors qu'elle venait de partir. Il fallait qu'elle soit forte. A partir de maintenant, elle ne devait plus compter que sur elle même et sur sa sociabilité naturelle pour se faire des amis ici et ne pas rester enfermée dans sa chambre.

Shane arriva aux abords d'un lac qui ne semblait pas avoir grand chose de naturel. Une série de bancs en bois bordaient le pourtour. Quel malin plaisir pouvait-on éprouver à s'asseoir sur un banc et regarder la surface de l'eau lisse? Elle n'en avait aucune idée, pourtant ça devait être un sport auquel les Australiens s'adonnaient régulièrement, vu qu'il y avait au moins une personne sur chaque banc.

Shane décida de s'asseoir quelques instants afin de trouver son chemin. Elle observa les personnes assises et son choix se posa sur un homme qui devait être de dix ans son aîné et qui était habillé très chic. Il lisait un livre. De nature curieuse, Shane plissa les yeux tout en se rapprochant pour voir de quoi il s'agissait. "A rebours". Elle ne connaissait pas. Ca ne faisait sans doute pas partie du patrimoine de littérature qu'on conseillait aux premières années de criminologie ^^. Shane s'avanca vers le banc et ne vit pas la canne. Elle se prit le pied dedans et tomba littéralement devant l'homme au beau costume.

Le comte était plongé dans sa lecture exquise et décadente. Il découvrait avec grand plaisir les longues hésitations de des Esseintes à l'égard des pierreries dont il fallait faire sertir la carapace de sa tortue. Un petit revenez-y de Montesquiou, en somme. Il levait parfois les yeux sur le lac, dont la surface reflétait les berges, où les arbres, plutôt que de chercher à transpercer le ciel, semblait vouloir étouffer l'eau dans leurs griffes impuissantes. Quelques enfants agaçaient les poussons par des ricochets répétés et talentueux dont les rides atteignaient parfois jusqu'à l'oeil de Palamède. Le souffle d'air frais qui devait agiter, pour l'homme pourvu d'un microscope, jusqu'au brins tubulés des lichens rupestres était chargé des effluves de saison.

C'est donc dire s'il ne vit pas arriver la jeune fille qui se prit bientôt les pieds dans sa canne. Alors qu'il finissait un paragraphe pour lever le nez au ciel, il entendit soudain un fracas épouvantable. Il avait tant bien que mal assuré la stabilité de son appendice amovible et ligneux en l'engageant parmi les complications forgées du banc. Il quitta sa ligne des yeux et, dans un réflexe salvateur, il eut à peine le temps de rejeter son livre à côté de lui (il se referma proprement, mais le ruban était resté sorti) pour se lever et rattrapper aussi bien que faire se pouvait la jeune fille responsable de l'évènement avant qu'elle ne chût face contre la berge, cependant que le jonc de la canne, séparé du pommeau, tombait légèrement à terre, dans le sable.

"Eh bien, mademoiselle! Ne tombez donc pas! Vous êtes bien trop jolie, voyons!" dit-il avec un sourire courtois.

"J'espère que vous ne vous êtes pas blessée!... Asseyez-vous donc plutôt" dit-il en accompagnant son mouvement vers le banc.

Parfois, lorqu'on se trouve sur le point de s'endormir, on "rêve" d'une chute dans un puit sans fin. Shane avait cette impression. Comme si le temps allait légèrement plus lentement, comme pour qu'elle puisse se rendre compte un peu plus à chaque instant qu'ici, la chutte était imminente. Elle avait eu le réflexe de mettre ses deux paumes en avant, pour qu'elle touchent le sol en premier et accusent le choc. Elle lacha donc son sac de vêtements et son sac à mains. A peine ses mains touchèrent-elles le sol qu'elle sentit deux mains puissantes l'agripper et la tirer en arrière.

* Encore heureux que je ne me suis pas goinfrée de nourriture avant de partir, sinon on n'aurait jamais su me relever *

Pensa-t-elle avec humour, alors qu'elle prenait appui sur ses pieds, aidée par le monsieur qui était avant assis sur le banc. Elle se retrouva donc debout... Et légèrement mal à l'aise. Ca c'était tout elle se faire remarquer de la sorte à peine arrivée. Elle se frotta les mains et eut un petit sourire gêné en direction de l'homme.

"Je suis désolée."

Dit-elle, cette fois en remetant de l'ordre dans ses cheveux.

* C'est ce qui s'appelle une arrivée remarquée miss Ferguson! *

A la question de son "sauveur", Shane hocha négativement la tête et, en guise de preuve lui montra ses paumes.

"Non je n'ai rien grace à vous..." Elle fit une courte pause. "Merci beaucoup."

Elle jetta un regard aux alentours et oui, c'était bien ce qu'elle craignait. Pas mal de regards étaient tournés vers eux. Shane en profita pour s'abaisser et ramasser tout ce qui jonchait le sol. Ses yeux furent attirés par la canne avant de faire une grimace. Ne connaissant pas les termes attribués aux différentes parties d'une canne, tout ce que Shane pouvait dire c'ets qu'elle était cassée en deux, la partie supérieure ayant roulé dans le sable. Elle les ramassa et se mordit la lèvre, comme une petite fille prise en défaut, en les tendant à l'homme devant elle.

"Je suis vraiment désolée.. Est ce que vous savez la réparer?"

Pour le comte, tout cela venait de se dérouler comme en un moment, d'une brièveté ahurissante pour tant de gestes enchaînés sans perte d'équilibre, d'erreur, ou autre du même tonneau. La jeune promeneuse, à peine relever et remise solidement sur ses deux jambes, un peu décoiffée aussi, sans doute, eut l'air quelque peu gênée, comme si elle ne savait pas trop sur quel pied danser la gigue de la contrition. Elle finit par choisir la voie la plus simple et la plus naturelle.

"Mais non, voyons, c'est moi qui suis désolé! Ma vieille canne était sur le chemin, et sa couleur devait sans doute la dissimuler malheureusement sur le champs de la berge... C'est bien à moi de vous présenter mes excuses, mademoiselle!

Elle se recoiffa rapidement et lui fit comprendre que, effectivement, il y avait eu plus de peur que de mal. C'était encore heureux.

"Oh... Grâce à moi, dîtes-vous?... Mais c'était bien la moindre des choses!... Songez bien que si vous vous étiez blessée, là, c'eût été par ma faute!"

Le comte suivit son regard circulaire à l'assemblée des oisifs lacustres et, comme elle ne s'était pas blessée, ne put réprimer un léger sourire. Tout les regards, sans doute attirés par le fracas de la chute, convergeaient vers eux, avec parfois une discrétion mâtinée de beaucoup d'assurance... La situation avait quelque chose d'amusant, et la scène ne devait pas être si courante que cela au bord de cet étang.
Puis, elle se pencha pour ramasser ses quelques effets, ainsi que les restes de sa canne. Il accompagna son mouvement, bien sûr, mais trop tard, et lorsqu'il fut à hauteur de l'aider, elle se relevait déjà, lui tendant les deux morceaux séparés. Il les prit, glissant le pommeau d'ivoire dans sa poche, et saisissant le jonc d'une main.

"Mais non! Ne soyez donc pas désolée! Je vous le répète, ma canne était au mauvais endroit, au mauvais moment... Elle n'a eu que ce qu'elle méritait... Quant à la réparer, l'essentiel est d'avoir préservé le pommeau. N'importe quel cannier pourra me le fixer sur un autre jonc... Ce sera l'occasion d'en changer!"

Il marqua un temps. Puis, il reprit:

"Je n'ai pu m'empêcher de noter un léger accent britannique, qui tranche parmi ce que mes oreilles ont commencé de s'accoutumer ici, mademoiselle... Seriez-vous donc citoyenne de cette belle terre d'Albion?..."

Pour sa part, le comte parlait un excellent oxbridge, malheureusement fortement marqué par un incorrigible accent français...